Fin.

Audrey venait de boucler trois rapports de mission qu’elle devait à son ancien employeur depuis avril 2021! Ces rapports étaient presque complets mais pourtant inachevés et non transmissibles en l’état. Un grand classique pour Audrey qui éprouvait beaucoup de difficultés à mettre un point final aux choses. Ce samedi d’avril 2023, elle avait dû se battre contre ses plus féroces démons internes pour mettre fin à cette situation. Elle avait réussi. Par la même occasion, elle venait de mettre symboliquement un point final à une époque de sa vie, certes belle mais qui faisait écho à une ancienne version d’elle-même. Audrey ressentait un délicieux sentiment de soulagement, elle savait que cette libération ouvrait la voie à des libérations plus grandes encore. Les bras déployés, elle dansait dans son salon pour fêter un vrai nouveau départ, plus rien ne la retenait !

Musique à écouter: Introspective. Laake.

De passage sur terre

Salle Pleyel – vendredi 16 septembre 2022. Audrey sortait d’une semaine de travail intense et venait de recevoir un rappel pour un concert qu’elle avait réservé fin 2019 et qui avait lieu ce soir ! Quelle bonne surprise ! Elle avait couru pour s’y rendre et se retrouvait assise devant les pianos à queue et électro. de Jon Hopkins. Elle ne l’oublierait pas. Ce fût comme un rêve de lumières associé à une transe. En voyant Jon H., courbé sur son piano, qui tenait au bout de ses notes tous les coeurs présents dans la salle, Audrey avait été traversée par un sentiment de détachement total. Une prise de distance immense. Elle s’était sentie de passage sur terre. Tout lui semblait beau, poétique et éphémère.

Transe poétique

Depuis quelques années déjà, Audrey ne lisait plus de fiction, ni de poésie. Elle savait qu’elle ne voudrait plus aller travailler si elle poursuivait la lecture de « Cent ans de solitude » de G. Garcia Marquez dont le réalisme magique la propulsait dans un monde parfait pour elle, ou « Tendre est la nuit » de F. Scott Fitzgerald dont le ciselé du phrasé, l’écriture en dentelle qui décryptait toutes nuances psychologiques, la faisaient chavirer. Idem pour toute forme de poésie, notamment orientale, qui caressait sa sensibilité comme une seconde peau, profonde et sensuelle, créant une sorte d’extase à fuir. Mais ce soir, Audrey avait décidé de changer tout cela, elle lirait et s’habillerait de ses lectures pour aller dans le monde, les pieds bien ancrés sur cette terre.

Fresque du climat

Audrey venait de participer à une « fresque du climat » dans le cadre de son travail. Percutant, simple, pour réaliser que nous étions tous en perdition de manière aveugle. Il nous restait trois ans pour maintenir un seuil d’émission carbone qui puisse nous (et tout le vivant) sauver d’une hausse de température mortelle. Audrey savait tout cela déjà mais elle était ressortie de l’exercice assommée. Embrasser une carrière politique allait être la seule solution et acheter une nouvelle paire de chaussure était maintenant interdit. Etrangement cela avait suscité une humeur de défi qui la sortait d’une certaine apathie qu’elle ne comprenait plus. Telle était la condition humaine, l’ennui restait l’ennemi numéro un de toute vie

Plénitude sous harmattan

Le rebord de la balustrade du Palais de Lomé était tiède sous les mains d’Audrey qui scrutait le Golfe de Guinée au loin. La ligne d’horizon était émaillée de paquebots en fil indienne, attendant de pouvoir décharger leur cargaison dans le port. L’harmattan caressait doucement le visage d’Audrey qui n’aurait voulu être nulle part ailleurs. Son coeur était gonflé de plénitude. Elle n’attendait plus le moment suivant. Tout était déjà là. Ce sentiment s’était installé la veille, rien ne lui manquait plus, elle comprenait enfin la saveur d’être juste là. De poser son corps sur le lit, se délasser comme un chat, sans penser à l’avant ni à l’après. A l’intérieur d’elle même tout était calme, familier, la vie n’était plus que sensualité.

Bazar et olives noires

Si tout allait bien, Audrey aurait cinquante ans à la fin de la semaine. Le bilan était plutôt bon. Elle se disait qu’elle pourrait expérimenter plus de choses tout de même, que le temps allait passer vite. Elle était d’ailleurs en train de suivre une sorte de cours en nutrition avec mise en pratique. Pour la semaine qui arrivait, il était demandé de renoncer au café et à l’alcool. Sans discussion, et les deux en même temps. Il s’agissait de deux des grands plaisirs d’Audrey qui était restée de marbre en lisant cet ordre terrible. Son cerveau s’était immédiatement mobilisé pour trouver un stratagème, un substitut de haute volée pour s’en sortir. Elle fit des courses illico pour rapporter de la chicorée et avait convenu avec elle-même qu’elle survivrait en mangeant des olives à la grecque (comme Zorba et sa soeur aussi) et en laissant tout en bazar chez elle, histoire de se divertir pour faire face. Le bazar, cela n’arrivait jamais chez elle. Cette semaine s’annonçait résolument étrange.

Partir

Quatre destinations étaient sur sa liste: Istamboul, Le Caire, Abou Simbel, La Valette. Le temps était venu pour Audrey de se diriger vers ces lieux. Son travail la conduirait vers Le Caire mais il faudrait pouvoir aller plus loin au Sud. En attendant, elle venait de décider de partir vers Constantinople cet été. Elle irait déposer sa peine dans les églises byzantines et reviendrait le coeur plus léger. 

Epines noires

Audrey était sans doute trop optimiste sur les relations. Elle ne manquait pas d’espoir, voyait le potentiel énorme en chacun, imaginait toujours de bonnes intentions. Sa grande énergie vitale et son esprit facétieux lui jouaient des tours aussi car elle retrouvait facilement le sourire pour croire qu’une situation pouvait s’améliorer, pour s’amuser de la Vie et remettre de la légèreté là où elle aurait déjà du abandonner. Audrey venait de réaliser qu’il était temps de regarder les choses en face, il n’y avait rien de réciproque ni de respectueux dans cette relation, c’est tout. Ainsi soit-il, elle l’acceptait et laissait la Vie la conduire sur un chemin plus généreux, plus excitant et qui la ferait vibrer en vrai. Heureuse, elle laissait derrière elle ces épines noires.

Illustration: Loui Jover.

Réminiscences – mise en abime

Dordogne, Neuvic, maison de famille. Audrey rangeait de petits objets dans la salle à manger avant d’aller rendre visite à sa mère quand elle passa devant ce fameux miroir. Miroir doré dans lequel, à six ans, elle avait pris conscience du grand jeu de la Vie. En s’amusant avec les angles biseautés et un autre miroir, elle s’y était vue démultipliée à l’infini et avait compris ce jour là qu’elle était une conscience détachée et que tout n’était qu’illusion ou magie. Si elle pouvait voir son reflet se répéter en série, alors la Vie n’était qu’une histoire de perspective. Revoir ce miroir la plongea dans un abysse réflexif qu’elle remonta sur le champ, l’oeil accroché par le plateau du jeu d’échec qui trainait sur la table derrière elle. Elle aurait tellement aimé pavaner dans le petit cercle de ce jeu validant l’intelligence de n’importe quelle personne. Hum, crise d’ego sans intérêt, Audrey sortit mettre le nez dans une “bellis perennis” sous le soleil irrésistible du printemps. 

Illustration: Amita K. Patel.

L’élan

Qu’allait-elle apprendre aujourd’hui ? Question coutumière pour Audrey, notamment le samedi matin. Hier elle avait découvert une citation de Charles Bukowski qui lui avait beaucoup plu “Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. “ Cela lui semblait si vrai. Ce matin, elle trainassait avec son café à la main et avec cet appétit très subtil, indescriptible signe avant-coureur de plaisir, qui s’installait en elle. C’était le signal de l’envie de créer, créer un truc, n’importe quoi, et en général cela indiquait le moment de se mettre à écrire. C’était le retour de cet élan joyeux, le retour du désir qui montait, annonçant une expérience nouvelle. Elle jeta les premiers mots sur le papier: “…et enfin je n’avais plus peur de tout perdre”.

Illustration: John Larriva.